abbayefonthill
Si
l’auteur de « Vathek » demeure considéré
à juste titre comme l’un des maîtres du récit fantastique,
William BECKFORD (1760-1844) mérite également de retenir notre
attention pour avoir créé un des ensembles architecturaux parmi
les plus audacieux qu’on vit jamais : l’abbaye de Fonthill.
Héritier de l’une des premières fortunes d’Angleterre
– son père, Lord-maire de Londres et célèbre parlementaire,
possédait d’immenses plantations de canne à sucre dans la
Jamaïque – grand voyageur et collectionneur émérite, BECKFORD
surprend par la variété et l’étendue de ses talents
multiformes.

Doué
de dons musicaux exceptionnels – dès cinq ans ne reçut-il pas
des leçons du jeune MOZART, lui-même âgé de huit ans ?
Sa précocité intellectuelle lui valut d’approfondir l’étude
des sciences et du droit et de privilégier les belles-lettres (latin,
grec, français, allemand, italien, espagnol, portugais…) ; COZENS
lui enseigna le dessin et la peinture.

La
singularité et les paradoxes de ce véritable personnage de roman
qui saura inspirer Bernard SICHERE, survivent certes grâce à son
œuvre, mais surtout par le souvenir d’une vie tumultueuse et fantasque
dont Fonthill apparaît comme la concrétisation manifeste. Si son
père avait fait édifier par SLOANE une première demeure
à Fonthill, dans le Wiltshire, son fief électoral, la mémoire
en est éclipsée par la monumentale réalisation de James
WYATT (1748-1813), construite de 1796 à 1807, et dont il ne reste rien
aujourd’hui. La conception même du monument, si elle se rattache
au style néo-gothique, à l’instar de Strawberry Hill, construit
en 1750 pour Sir Horace WALPOLE, évoque aussi tout un « climat »
propre au XVIIIème siècle finissant. Mario PRAZ y perçoit
« une infiltration progressive d’éléments littéraires
dans l’architecture : on conçut des édifices visant
à communiquer des idées de sublime et de pittoresque, ces deux
nouvelles catégories de la beauté sur lesquelles écrivaient
les penseurs et les hommes de lettres. Fonthill Abbey essaie de traduire en
pierre l’émotion poétique du sublime
». Selon
Marcel BRION, «l’architecture néo-gothique se distingue
de son modèle par une nervosité inquiète, impatiente de
transposer dans le réel les suggestions de ses rêves. Pierrefonds
et Neuschwanstein ne sont que des idéalisations et des exagérations
de prototypes réels, mais Fonthill Abbey… et Strawberry Hill, né
de la collaboration, de l’extravagance de WALPOLE et des songes de haschich
de Robinson, réalisaient avant que ces poètes ne les imaginassent
les hantises de Thomas DE QUINCEY et le Xanadu de COLERIDGE.
»

Précurseur
de BYRON, de POE et de BAUDELAIRE, William BECKFORD se distingue en manifestant
de façon éclatante à la face de ses contemporains « la
volonté du rêve » qui l’anime.

Architecte
renommé, WYATT s’est acquis une réputation bien établie
de restaurateur d’édifices religieux du Moyen-Age (Salisbury,
Durham, la chapelle Saint-Georges à Windsor). Il conçoit selon
un plan cruciforme un immense ensemble s’ordonnant à partir d’un
octogone central, d’où rayonnent quatre transepts, le tout surmonté
d’une tour de près de cent mètres de haut. Les parties les
plus spectaculaires communiquant directement entre elles, sont la galerie du
roi Edouard, le grand salon octogone puis la galerie Saint-Michel, longue de
480 mètres et renfermant une bibliothèque considérable.
Pour le Salon de chêne, W.HAMILTON imagine des vitraux (12 portraits
de rois et 20 portraits de chevaliers) qu’exécute Francis EGINTON,
maître-verrier de Birmingham. BECKFORD a réuni un mobilier de provenance
prestigieuse, certainement parmi les plus beaux ensembles de l’époque.
Lorsque le gouvernement révolutionnaire, au mépris de tout intérêt
patrimonial, mit à l’encan le mobilier de nos rois, il n’hésita
pas à franchir la Manche – ce qui n’était pas sans risque
vu les incertitudes du moment – et acquit à vil prix parmi les plus belles
pièces de Versailles, les disputant aux émissaires du roi d’Angleterre
qui, lui aussi, sut profiter d’une pareille aubaine ! On peut ainsi
citer des meubles estampillés de RIESENER : cartonnier et bureau
Louis XVI (aujourd’hui au château de Chantilly), secrétaire
et commode Louis XVI (Metropolitan Museum de New-York), armoire BOULLE, écaille
et cuivre (Musée du Louvre), d’autres encore, qui passeront ensuite
aux ROTHSCHILD…

A
Fonthill, les objets d’art garnissent à profusion les chambres
et les couloirs ; quant aux tableaux, ce sont des oeuvres de BRUEGEL, VERONESE,
REMBRANDT, VAN EYCK, RAPHAEL.

Dans
l’église, la liturgie doit être célébrée
avec splendeur, « l’odeur de l’encens utilisé
dans la liturgie catholique était employée pour que l’effet
fût plus puissant
», réminiscence du séjour
de BECKFORD à Lisbonne, où il fut touché par « la
beauté du rite catholique et des cérémonies religieuses
».
Il passait alors « ses journées en prières, ou plutôt
en extase. La musique, les choeurs, les vêtements sacrés, les grandes
voûtes gothiques lui faisaient prévoir ce que serait Fonthill si
l’on y apportait toute ces pompes…
»

L’inauguration
fut considérée comme un véritable événement
national : « Des moines en capuches portaient des flambeaux
devant les invités. Le dîner fut servi « dans le costume
des anciens abbés
» sur une longue ligne de plats d’argent »
et Lady HAMILTON en personne figurait dans un tableau vivant : Agrippine
portant les cendres de GERMANICUS dans une urne d’or.

On
trouve déjà un écho de ces manifestations somptueuses dans
cette évocation que BECKFORD nous a laissée d’une fête
de sa jeunesse, ayant pour cadre le premier Fonthill : « même
avec le recul du temps je me sens encore réchauffé par les géniaux
artifices de lumière que LOUTHERBOURG, leur créateur, avait diffusés
sur tout l’ensemble de ce qui apparaissait ainsi comme une région
nécromantique ou encore comme l’un de ces royaumes de féerie
où un puissant Magicien tient dans son envoûtement les filles des
rois – l’un de ces temples enfouis aux profondeurs de la terre qui ont
été réservés pour de terribles mystères –
et cependant combien suave, combien apaisante était cette calme lumière,
si sereine tandis qu’au dehors tout n’était que livides lumières,
ténèbres et hurlements des vents… A chaque étage de ce
palais enchanté, des tables étalaient avec profusion les plus
délicieuses nourritures, les plats les plus tentants, masqués
par le parfum de masses de fleurs éclatantes, héliotropes, basilic,
roses – nulle part ne régnait la monotonie – les ors mêmes des
plafonds voyaient leur splendeur atténuée par les vapeurs de bois
d’aloès dont les spirales montaient de cassolettes disposées
à fleur de sol sur des plateaux de laque ou d’argent. L’incandescence
de ce brouillard, le halo mystique des choses, la complexité sans fin
de ce labyrinthe aux voûtes ramifiées produisaient un si troublant
effet qu’il devenait impossible à quiconque de définir exactement
où il était en train d’errer, tant la confusion causée
par tant de galeries et d’étages accroissait la perplexité.
C’était du pur roman réalisé dans toutes ses ferveurs,
toutes ses extravagances. Le délire dans lequel une telle combinaison
d’influences tentatrices plongeait nos coeurs jeunes et ardents n’est
que trop facile à concevoir
». Cependant, les réjouissances
étaient fort rares à Fonthill, et BECKFORD y vécut les
plus souvent en esthète, isolé au milieu d’une nombreuse
domesticité qui le servait avec discrétion, ce qui contribuait
largement encore à accentuer le côté mystérieux du
personnage de légende qu’il s’était façonné
et qu’il revêtait déjà aux yeux de ses contemporains.
«  Si « Vathek » a été écrit
par un BECKFORD adolescent, l’abbaye de Fonthill a été construite
par un BECKFORD en pleine maturité, dédaigneux des chasses à
courre et des vieilles traditions de la noblesse anglaise, solitaire et narcissique
».
« Si les honneurs de mon pays et son estime ne peuvent être
obtenus qu’en me conformant à ces modes, je m’en passerai
»
pouvait-il dire, non sans fierté.

Etait-ce
précipitation dans les travaux ou bien négligence d’architecte
et de façonniers qui avaient depuis longtemps perdu les techniques et
le savoir-faire des artisans du Moyen-Age ? En tout cas la grande tour
de Fonthill s’effondra un jour soudainement. On songe ici à l’une
des tours de l’abbatiale de Saint-Denis, mal restaurée par DEBRET, et
qui subira le même sort quelque temps plus tard . Si BECKFORD en un premier
temps fit relever les parties détruites, ainsi semblable au capitaine
d’un navire colmatant au plus pressé les brèches au milieu de
la tempête, il dut finalement renoncer devant l’ampleur d’une tâche
sans cesse à renouveler. Véritable gouffre financier, Fonthill
aliéna une grande partie de son patrimoine, ce qui ne l’empêcha
pas, une fois sa demeure vendue et détruite – il y resta jusqu’en
1822 – de bâtir à Bath, où il s’était retiré,
une belle résidence d’inspiration néo-classique. Dotée
d’une tour, elle aussi, mais de proportions plus modestes, elle accueillit
une partie de ses collections, s’accordant à ravir à un
lieu rendu justement célèbre pour la majestueuse ordonnance du
« Royal Crescent ».

« BECKFORD
en prince ruiné sera aussi grand que BECKFORD constructeur et visionnaire.
Il n’ attachera aucune importance à la perte d’une partie de ses
collections et de toutes ses tours
». La page était
tournée, il n’y eut, dit-on, ni regret ni amertume. Seule demeure
la mémoire d’un rêve matérialisé et évanoui :
une abbaye-cathédrale édifiée à l’usage d’un
seul homme, dont TURNER nous a laissé la vision saisissante et quasi-spectrale,
émergeant de la lande à travers la brume, telle une ville engloutie.

William
BECKFORD aura des émules au XIXème siècle, du sixième
duc de Devonshire (1790-1858), le « Bachelor Duke », qui
agrandira considérablement Chatsworth, à Gregory GREGORY (1786-1854),créateur
de l’étonnant Harlaxton Manor, sorte de Chambord revu à
la mode néo-élisabéthaine, pour aboutir enfin au « seul
vrai roi de ce siècle » selon Verlaine, Louis II de Bavière…

Loin
de la demi-mesure, au confluent de deux époques, homme des Lumières
s’il en fut, ce grand seigneur extravagant, avec fracas, annonce le Romantisme.

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