Cet article est le premier volet d’un projet consacré à l’esprit grand-guignol, dans la seconde partie nous traiterons des aspects musicaux à travers l’exploration des courants batcave et expressionniste.



TheatreLe théâtre du Grand Guignol ouvre ses portes en avril 1897 dans le IXe arrondissement impasse Chaptal. Nous serions tentés d’écrire, « n’ouvre ses portes » qu’en 1897 tant le XIXe siècle a été le creuset de son esprit. Un faisceau d’événements littéraires et culturels a permis à ce genre en devenir de prendre forme. De l’avènement du roman gothique ou roman noir qui fit découvrir l’épouvante au public français (1775-1825), en passant par le développement du roman feuilleton ; les faits divers les plus étranges et horribles attisent la curiosité du public qui n’a de cesse de goûter à des histoires où spectres, créatures diaboliques et cadavres pullulent (Les mémoires du diable de Frédéric Soulié…). Sur les scènes théâtrales parisiennes, en particulier « Boulevard du crime «, des lieux de représentations comme le Théâtre-Antoine ou le Théâtre-Libre proposent des mélodrames riches en clous du spectacle et machineries, dont les thèmes font la part belle aux vampires, aliénés, médecins abracadabrants, morts et autres.

C’est aux côtés d’André Antoine (dans le cadre du Théâtre-Libre) que le dénommé Oscar Méténier fait ses débuts comme auteur dramatique dans une veine naturaliste. Cinq pièces sont jouées : En famille (1887), La casserole (1888), Les frères Zemganno (d’après les Goncourt, 1889), Mademoiselle Fifi (d’après Maupassant, 1895) et La puissance des ténèbres (d’après Tolstoï, 1898). Poursuivi par la censure (En famille connut dix années d’interdiction, de 1888 à 1898), rejeté par Antoine qui juge le genre répétitif, Méténier créé envers et contre tous le Théâtre du Grand Guignol dont l’ouverture a lieu le 13 avril 1897. Ainsi, en cette année 1897, l’esprit « fin de siècle «, les décadents, les excentriques, les frénétiques et les curieux vont enfin pouvoir trouver un lieu à leur mesure et assouvir leur goût pour le bizarre.

Par sa terminologie, le Grand Guignol se réfère immanquablement au Guignol lyonnais (celui de la révolte des canuts) créé à la fin du XVIIIe siècle par Laurent Mourguet. La filiation n’est pas limpide pour autant, le Grand Guignol ne gardant de l’aspect forain de ce dernier que la liberté de se jouer de la morale. En fait, il s’agit beaucoup plus d’un « Guignol pour les grands «, théâtre horrifique qui ne conserve de la marionnette que les saccades mécaniques du jeu dramatique liées au perfectionnisme millimétré de la mise en scène.

Avant d’être racheté par Oscar Méténier en 1897, le théâtre de l‘impasse Chaptal a connu une histoire mouvementée qui, ironie du sort, alimente à dessein le substrat imaginaire du Grand Guignol. En effet, qui eût imaginé qu’une institution tenue par la communauté religieuse des Sœurs de l’Immaculée Conception (première moitié du XIXe siècle), dont la chapelle (également attribuée à un couvent détruit à la révolution), allait devenir l’antre où se joueraient les actes les plus horribles nés de l’imagination tortueuse de dramaturges aussi artistiquement perturbés que André de Lorde ou Maurice Level. C’est en mai 1896 que les lieux, devenus entre-temps atelier de peinture sont transformés en théâtre par Maurice Magnier, la salle compte alors 386 places. Le « Théâtre-Salon » instauré cette année-là ne durera que quinze jours malgré un succès public important. Le Tout Paris s’y rendait pour assister à des programmes regroupant poésie, musique et pantomime (on y dit et joue Paul Verlaine, Théophile Gautier adapté par Catulle Mendès…). Une année s’est écoulée lorsque Méténier prend possession des lieux. Le théâtre est transformé, il ne compte plus désormais que 280 places (dont 123 fauteuils d’orchestre). Dès sa création le lieu attire une foule de curieux et d’excentriques, hélas moins de deux mois après son ouverture, le 4 juin, la censure frappe, la préfecture de police demandant la fermeture de l’établissement à cause d’une adaptation par Méténier de Mademoiselle Fifi de Maupassant. Dès octobre, le théâtre rouvre ses portes pour une période florissante, durant laquelle le Grand Guignol va devenir un véritable mythe, connu bien au-delà des frontières. Début 1898, un journal est édité afin de relayer les activités du théâtre et de tenir une tribune face à la censure ; le succès du théâtre éclipsera la revue Grand Guignol après sept numéros, imprimés entre le 8 janvier et le 19 février.

afficheOutre ses relations difficiles avec la censure, le théâtre du Grand Guignol va également jouir d’une réputation sulfureuse auprès du grand public, liée aux excès de la mise en scène (surenchère de tortures, de viols, de crimes, de personnages vitriolés), loin de n’être que négative cette atmosphère horrifique va drainer un public où se croiseront esthètes décadents, artistes (peintres, écrivains…), inspecteurs de police, fous, exaltés, médecins, bouchers et bourgeois désirant goûter aux voluptés de l’épouvante. Dans son L’histoire du Grand Guignol, Camillo Antona-Traversi (qui fut également auteur de pièces jouées au Grand Guignol) présente ainsi les lieux : « Le spectateur qui, pour la première fois, pénètre dans la petite salle de l’impasse Chaptal, est saisi, dès l’entrée, d’un vague sentiment d’inquiétude […] Car elle est étrange, cette salle tout en longueur, avec ses murs tendus d’étoffes sombres, ses boiseries sévères, avec ces deux portes mystérieuses et toujours fermées, qui sont de chaque côté de la scène, et ces deux anges inattendus qui, du haut du plafond, nous adressent leur énigmatique sourire. […] Tous les cris de douleurs, les hurlements de terreur, les râles d’agonie qui ont si souvent retenti sur cette scène, semblent sortir de l’épaisseur des murs où ils s’étaient tapis. L’Epouvante, accrochée comme une immense chauve-souris aux poutres du plafond, ouvre soudain ses ailes sombres et vole silencieusement dans la salle… et quand le rideau se lève, enfin, le spectateur est à point, il est « prêt » ; tous les effets porteront. » De grands esprits du siècle confesseront, pour certains, leur fréquentation plus ou moins assidue du lieu ; on y rencontre des anarchistes, des surréalistes ou encore des personnalités comme Anaïs Nin ou Ernst Junger qui en tirera dans Une dangereuse rencontre (page 11-13, op.cit., Paris, Christian Bourgois éditeur, 1985) une scène révélatrice de l’attraction suscitée par le Grand Guignol: « Gerhard se souvenait de ce théâtre ; il était au nombre des endroits bizarres qu’un étranger ne manque pas de visiter. Il fallait l’avoir vu, de même que les catacombes, la Morgue dans une île de la Seine ou le grand cimetière du Père-Lachaise. Il était, comme ces autres lieux, un endroit lugubre ; on ne jouait là que des pièces macabres. »

L’aura vénéneuse du lieu ne doit pas pour autant faire oublier la composante parfois tragi-comique des pièces, le grotesque ou la fantaisie délirante de certaines machines. Tel ce « thanatographe », petit appareil recouvert d’un globe de cristal qui annonce l’heure de la mort (dans Le thanatographe d’André Vernières) ou encore les trucs destinés à renforcer l’horreur visuelle, boyaux en caoutchouc, divers liquides figurant le sang (sirop de fraise, gelée de groseille, on parle aussi de sang de cochon après-guerre…), moignons en mou de veau, blessures en éponge… Pour beaucoup, tout le grand Guignol est là, dans cet amas de chairs sanguinolentes et de bizarreries pseudo-scientifiques, d’ailleurs, André de Lorde, l’un des plus illustres auteurs du Grand Guignol n’aura de cesse de célébrer les vertus artistiques d’un « théâtre médical » ; sa rencontre avec un physiologiste renommé, Alfred Binet, donnera lieu à de nombreuses pièces faisant la part belle aux dissections et à la médecine expérimentale qui seront le prétexte à des trucages savants, peu ragoûtants pour les spectateurs des premiers rangs. Mais la magie théâtrale du Grand Guignol ne tient pas qu’à l’exposition récurrente de viscères ou d’atrocités. En effet, l’ingéniosité, la virtuosité dans la maîtrise du suspens et du rythme de l’action par des mises en scène dosées de manière à suffoquer le spectateur, la faculté à repousser les limites du soutenable, auront durablement donné au genre un cadre stylistique qui essaimera bien au-delà de la petite scène de l’impasse Chaptal.

Les acteurs qui jouent chaque soir sont de véritables stars, Paula Maxa et son comparse L. Paulais marqueront leur époque. Paula Maxa, « la femme la plus assassinée de Paris », celle qui mourut de mille façons sur la petite scène du Grand Guignol revendiquera toujours son plaisir et sa fascination pour les supplices atroces vécus en tant qu’actrice, de nature peureuse elle joue d’autant mieux les scènes de terreur. Cette sincérité, alliée à un sens de la gestuelle certainement hérité des pantomimes -pour l’exagération du geste- engendre une théâtralité autre qui ensorcelle les spectateurs. Ce qui se déroule sur scène est d’une violence et d’une cruauté si incongrues que chacun s’interroge sur la réalité des actes donnés à voir, le doute plane et la peur rôde.

Le répertoire qui sera joué de 1897 à 1962, connaîtra au gré des directions successives différentes orientations. De l’heure de gloire marquée par Méténier (1897-1899), Max Maurey (1899-1914), et Camille Choisy (1915-1927), jusqu’aux errements de l’après-guerre où le Grand Guignol, ne peut plus, après les atrocités commises dans les camps de concentration, afficher la même légèreté par rapport à l’horreur. Cette fracture liée à la guerre ne sera jamais réparée, même si le théâtre continue sous l’Occupation, quelque chose est définitivement brisé. Malgré un renouvellement du style par l’ajout de plus en plus envahissant de colorations érotico-macabres, on compte désormais plus de poitrines dénudées que de gorges sanguinolentes sur la scène, le cinéma devient progressivement le lieu vers lequel se tournent les amateurs de l’esprit Grand Guignol. Ironie du sort, de nombreuses pièces connaissent dès 1911 des adaptations filmiques (ex : Le système du docteur Goudron et du docteur Plume par Maurice Tourneur, 1912), bien avant que la Hammer Films ou le cinéma « Gore » ne viennent relayer le genre moribond.

afficheLorsque l’on parcoure les programmes du théâtre on ne peut qu’être stupéfié par la variété et la richesse de leur contenu ; chaque soir on donne de deux à trois pièces aux tonalités oscillant de l’épouvante à la farce. On y représente et adapte les plus grands noms de la littérature (en particulier du fantastique) : Edgar Poe, Rudyard Kipling, Jean Lorrain, Guy de Maupassant, Tristan Bernard, Gyp, Georges Courteline, Fédor Dostoïevski, Alphonse Daudet, Robert-Louis Stevenson, Benjamin Rabier, Georges Darien, Maurice Renard, Gaston Leroux, Octave Mirbeau… La liste pourrait être prolongée à loisir tant le Grand Guignol s’est nourri des textes de ces illustres auteurs ; mais, étrangement lorsque que l’on regarde les programmes, les noms les plus marquants et récurrents restent ceux des spécialistes du genre : Max Maurey (qui prendra la succession de Méténier dès 1899), André de Lorde, Adrien Vély, Oscar Méténier… Auteurs qui ont su donner au genre ses lettres de noblesse par leur capacité à distiller sans répit une action dramatique. Parmi les grands classiques du genre, on peut évoquer Le système du docteur Goudron et du docteur Plume adapté d’Edgar Poe par André de Lorde, L’homme qui a vu le diable par Gaston Leroux, Le château de la Mort Lente par André de Lorde et Henri Bauche, Un réveillon au Père-Lachaise de Pierre Veber et Henry de Gorsse ou encore Le jardin des supplices adapté d’Octave Mirbeau par Pierre Chaine et André de Lorde. Autant de titres qui résument à eux seuls le caractère à la fois terrible et pathétique du Grand Guignol. Pathétique, il le fut par excès et répétitivité, surtout pour la critique qui ne se départira que rarement d’une attitude condescendante, voire injurieuse vis-à-vis d’un genre jugé mineur ; aujourd’hui encore, rares sont les histoires du Théâtre qui s’intéressent ou citent le théâtre Grand Guignol. Terrible, le Grand Guignol le demeure dans l’imaginaire collectif, grâce à son succès public et à son développement bien au-delà de la salle de l’impasse Chaptal.

Si le genre a persisté sous diverses formes, devenant même une expression courante (en France, en Grande-Bretagne, mais également au Brésil), « c’est du grand guignol » ou bien « c’est grand-guignolesque », il le doit en partie à une tournée mondiale qui eut lieu de 1922 à 1924. Cette période de l’entre-deux-guerres demeure l’âge d’or du Grand Guignol. Au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Russie, en Amérique du Sud, ainsi que dans les provinces françaises, le genre connaît alors une vogue ahurissante. Des auteurs illustres dans leur pays écrivent des textes savoureux imprégnés de l’esprit Grand Guignol, tel Erico Verissimo avec Le professeur de cadavres (1929) inspiré par Villiers de L’Isle-Adam et Edgar Poe qui sera joué à Paris.

Après-guerre, malgré la volonté farouche de certains, le théâtre du Grand Guignol périclite progressivement. Robert Hossein ou Raymonde Machard (directrice de 1954 à 1960) tentent de réactiver le genre en jouant sur le goût du public pour les romans policiers (James Hadley Chase, Boileau-Narcejac ou même Frédéric Dard). Mais cette dérive marque déjà la mort sûre du Grand Guignol. Le fossoyeur du théâtre, un certain Marcel Lupovici ne sera-t-il pas d’ailleurs un défenseur des drames policiers ; ce sinistre personnage qui rachète le lieu en 1962, décide dès janvier 1963, de faire disparaître lors d’une vente aux enchères tout ce qui avait un lien avec l’histoire du théâtre du Grand Guignol (affiches, costumes, décors…). Le Théâtre 347 (qui tire son nom de son nombres de places) prend ensuite place dans ces lieux débarrassés des dernières exhalaisons funestes de l’horreur ; le lieu remanié ne conserve plus grand chose de commun avec ce qu’il fut, la magie crépusculaire de l’ancien sanctuaire a disparu au profit d’une salle plus ordinaire qui accueille des pièces plus ordinairement théâtrales néanmoins intéressantes.

Mais un esprit perdure autour de ce lieu magnétique qui a tant fait couler d’encre et de sang, le Grand Guignol hante l’imaginaire collectif, un parfum de liberté et de soufre flotte inexorablement autour de l’impasse Chaptal.

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