Groupe : Bevinda
Album : Pessoa em Pessoas
Date : 2001-08-01
Label : Celluloid
Distributeur :
Format : CD
Durée :

Citoyenne
du monde comme elle s’accorde à se définir elle-même, la
brune Bévinda, de parents portugais domiciliés en France, redécouvrit
et entretint un temps son ascendance lusitanienne par le seul truchement de
la littérature. Pessoa allait croiser sa route, avant même qu’elle
ne se décide à fouler la terre de ses ancêtres… Figure
emblématique de la littérature portugaise, l’énigmatique
et fantasque Fernando Pessoa (1888-1935), s’employa tout au long de sa brève
existence, à peupler la désespérante vacuité de
son quotidien aride de fonctionnaire, d’une pléiade d’êtres fictifs
aux capillaires remplis d’encre; élevés au rang d’entités
pensantes et agissantes. De ces ramifications généalogiques grossies
de calligraphies galopantes, il tire les fameux hétéronymes. Enfantements
psychiques, miroirs ou pendants lacunaires des régions inexplorées
de l’âme du poète, les hétéronymes se départagèrent
un fertile substrat fantasmatique; inépuisablement fractionné
et refondu selon une multiplicité d’alvéoles identitaires, autorisant
chacune le transvasement rêvé. A la clef, pas moins de soixante-dix
hétéronymes satellitaires, se proposèrent de reconduire
perpétuellement la mue de cette existence éperdument réinventée.
Niant et façonnant tout à la fois sa propre individualité
– pessoa a fortiori, signifie « personne » en portugais
-, cette société de doublures industrieuses, lui valut une œuvre
protéiforme, infailliblement pétrie de mythomanie; propre à
confondre et décourager en leur temps, les exégètes les
plus sagaces… C’est ainsi que naquit entre deux pages fécondes, le
poète pastoral Alberto Caiero, fort d’une trentaine d’odes dénudant
on ne peut plus élégamment les fastueuses vêtures de la
nature; et pour lequel il fut décidé qu’il eusse été
communément lisboète et païen convaincu, un rien inculte…
Ayant parmi tant d’autres, reporté son dévolu sur ce double bucolique,
Bévinda entreprit de le faire renaître sous un jour nouveau, parant
sa silhouette muette d’une mosaïque d’échos stellaires; en un lieu
reculé où les sons courtisent les mots. Soupesant, effilant précautionneusement
chaque syllabe, elle surimprime aux mots des tonalités chantantes que
le texte se languissait de révéler. Et le charme agissant, de
mélodieux couplets s’insinuent presque familièrement en des territoires
scripturaux, auxquels ils n’étaient pas a priori conviés… Couple
arborescent se dépliant en arcades forestières, le duo de violoncelles
lui ouvre les battants d’une mélancolie séculaire, au regard de
laquelle MADREDEUS avait jusqu’alors tenu le rôle de principal ambassadeur.
Mais ici, des cordes et rien que des cordes, expertement frottées ou
pincées, en guise d’accompagnement musical. Flottant lestement d’un archet
à l’autre, Bévinda n’en vagabonde pas moins l’âme en berne,
poursuivant les rênes épars d’une rêverie rembrunie, expressément
introspective. Oubliées, les quelques digressions et pérégrinations
tropicales l’ayant de par le passé, détournée de ce qui
positivement, lui sied le mieux: la captation des mille serrements de cœur
emplissant la poignante, à jamais pérenne, saudade portugaise.
Ici, l’intériorité du recueillement évince l’indolence
débridée qui transparaissait désagréablement à
l’écoute des premiers disques: désencombré de l’appareil
percussif marquant le pouls festif de bossa-novas chaloupées et de tangos
ravageurs, la voix affranchie reconquiert pleinement l’espace musical – assagissement
contrarié depuis par la parution du bigarré et très contestable
dernier album « CHUVA DE ESTRELAS »-… Par son titre
seul, O candilieiro – le chandelier – convoque la palette ténuement
nuancée de clairs-obscurs, chers à Rembrandt et aux peintres caravagesques
de la Renaissance; pour lesquels les noires ténèbres étaient
à défricher et à sculpter. Morceau suggérant l’inégal
combat de la flamme tremblotante et de son cortège d’ombres déformantes,
s’escrimant à délimiter un cadre incessamment changeant; où
la nuit exerce un irréfragable empire… Tâche ardue que de rendre
compte de la tessiture si particulière de Bévinda, à la
fois charnue et veloutée, toute de frémissements voilés;
ne soutenant à vrai dire pas la moindre comparaison qui vaille qu’on
la cite. Si ce n’est que des prêtresses fadistes, elle semble puiser l’expressivité
imagée de sa voix de conteuse, habitée d’une préciosité
faussement étudiée, à laquelle elle soustrait non sans
raison, le caractéristique emportement… Sur Leve, elle manque
de tressaillir, le cœur submergé d’émotion, ce fugitif enrouement
indicateur de larmes retenues à grand peine, entravant ça et là
bien qu’imperceptiblement, un chant merveilleusement opprimé. Affliction
d’autant plus pénétrante, qu’elle ne corrobore en rien l’apparente
placidité des mots. Dichotomie doublement marquée par l’imposant
cérémonial des violoncelles; unissant leurs gémissements
boisés « à ce vent léger qui passe… ».
A ce haut degré d’élévation, Bévinda n’est
plus l’interprète, mais se fait la muse, l’allégorie ailée
de la Musique, à laquelle le poète aurait destiné ses mots
et que la Poésie aurait jalousée… Devant pareil accomplissement
et afin de ne point léser une légion d’hétéronymes
supposaient impatients de s’unir et de s’ouvrir pareillement aux sons, il apparaîtrait
plus que souhaitable que Bévinda s’avise d’en intégrer de nouveaux
à son répertoire; persévérant ce faisant dans un
registre pour lequel elle se surpasse… Mais de grâce, que les quelques
esthètes avides de faire interagir en une parfaite osmose, sons et images,
ne se laissent point rebuter et par là même, dommageablement dissuader,
par la rusticité d’une pochette s’inscrivant il est vrai en parfait décalage
avec son contenu, pochette incontestablement peu ragoûtante avec son intérieur
champêtre aux camaïeux orangés un tantinet criards, au milieu
duquel trône avec une franche décontraction, la chanteuse visiblement
peu soucieuse de l’apparat. Qu’ils conçoivent que seule la musique importe
ici…-Nota
Bene: aux sept églogues composant la trame initiale d’un album somme
toute assez maigrelet par sa brièveté, finirent par tardivement
s’adjoindre, diversement intercalés et pour notre plus grand bonheur,
quatre inédits que les sessions d’enregistrement n’avaient vraisemblablement
pu inclure – ou négligemment omises? – le moment venu; mais dont un avant-goût
des plus engageants nous avait été obligeamment accordé,
à l’occasion de cette suite de récitals indiciblement poignants
que l’interprète donna en 1996. Excusable car opportune, cette addition
intempestive rendant totalement caduque la première édition parue
voici deux ans, vaut tant par l’idéale complémentarité
des quelques instrumentaux en aérant pertinemment le contenu, que par
le caractère à proprement parler indispensable de certains morceaux;
en l’occurrence: le réjouissant Uma gargalhada de rapariga.

Catégories : Chroniques

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